La voix derrière la maison

De l’écriture à l’édition


Sous les fleurs d’avril

Écrivaine à l’encre d’un autre siècle, éprise des mots au parfum de désuétude, passionnée de littérature classique


À qui s'en trouvera ici, verra ce modeste portrait que je donne.
Je naquis au printemps de l’an 1989, sous les puissantes senteurs des fleurs de la Vie. Avril, en son dix-septième jour, entonnait ses louanges, saluant le renouveau avec une gloire passagère. Ce fut à Genève — ville auguste, mais au cœur point toujours tendre — que la Providence enfanta les joies premières.
Si, à l’âge doux où l’enfant se croit bien loti, il en est certains dont l’esprit et le cœur, trop tendres pour l’existence des hommes, demeurent opiniâtrement — contre le gré des asservisseurs sociétaux — lointainement, là où les cieux se font fabuleux.
Qu’on ne les fourbuve onques !
Je fus cet être qui se repaissait de ces instants d’enchantement, cependant que, à l’école, et longtemps encore, la véracité de ma position fut celle à qui l’on fit une vie laborieuse — faite de brimades.
Les tourments qui se font gîte de notre âme, la misère qui n’est point toujours à considérer sous l’apparence seule de sa condition, sont aussi les mères de nos ombrages.
Ils ne nous façonnent point ; ils nous font frêles, mal portants, et nous habituent, quand nous leur trouvons querelle, à leurs présences, dont jamais, parfaitement, nous ne nous déferons.
J’y reçus, au travers de l’art de dessiner, à Carouge, où l’on me donna cours, et en m’y faisant une sorte de thébaïde pour moi-même, l’institution de soupçonner au regard, de lui laisser mirer, et de subodorer toutes choses qui se laissent à prendre, à saisir, fussent-elles dans l’instant où elles en ont les formes singulières, se meuvent puis se muent dans ce perfectionnement infini. Et si l’on tend l’oreille au bruit qui s’épanouit dans l’étude des lignes, dans leurs linéaments fiévreux, c’est entendre un rapprochement de grande valeur entre ce qui se dévoile et celui qui sait à plein recevoir.
Voilà qu’il s’en fit onze années de la sorte, dans ce havre de liberté quintessentielle.
Nulle prouesse sur laquelle m’épancher ; or, bien des efforts, en vain, à me frayer un sentier.
Je m’accomplis dans cette sorte de solitude qui me sied, et trouvai confort dans les plis doucereux de l’amour d’une famille, des animaux, et dans l’accomplissement des Éditions Léopoldine, dévouées à la littérature classique que j’ai au cœur. 
Dans l’exaltation de mon exil, et si je compose quelques étrangetés, que me susurre mon esprit funambulesque, il fut bien de dire qu’écrire ne fut aucunement un mouvement de ferveur, mais un mouvement d’amour — attendu que ce qui procure un vif plaisir fut un jour ignoré. D’évidence, et si j’écris, ce n’est point par attachement ni par allant. Mais l’écriture constitue mon humanité tout entière : ce qui ne peut être feint, ce que je demeure à être, et qui m’apparut, non point acquise, mais infuse — comme sont infusés les dons que la Providence dispense. Ce nonobstant, je ne me crois point au-dessus de l’effort, et je ne conteste point la rigueur. Si le souffle m’en fut naturel, il se doit d’être, par conséquent, cultivé, travaillé, éprouvé, affiné.
Poli par la constance.
Dans la plus grande simplicité, j’entamai, à l’âge de onze ans, mes premières confidences : un journal pour tout asile, un esprit où naissaient d’étranges songes, et un cœur — large de sentiments que l’enfance, d’ordinaire, ne sait concevoir, mais qui, déjà, se faisaient à moi une inhabitable immensité.
Ainsi qu’écrivait Flaubert — en des mots qui me ressemblent : « Je suis doué d'une sensibilité absurde, ce qui érafle les autres me déchire »

John Hayter (1800-1895) : Portrait de Miranda dans « La Tempête » de William Shakespeare


Jeanne d’Aurigny


Je m’en déferai, sitôt que l’heure en sera propice, de ce nom d’emprunt, America Grace, dont j’ose espérer voir s’effacer jusqu’à la dernière réminiscence. Il ne sied plus à mon être présent, ni ne saurait en traduire l’essence véritable ; aussi, je veux le reléguer aux confins du passé, afin d’embrasser un recommencement digne et souverain. Un qui se posera tout entier sur l’affirmation de moi-même !

Dès lors, mes ouvrages à venir, ainsi que ceux déjà publiés, lorsque leur stock sera dissipé, porteront ce sceau : Jeanne d’Aurigny.

Pourquoi ce choix ?

Aurigny, île Anglo-Normande battue des vents et livrée aux caprices de la mer, relève du bailliage de Guernesey – cette terre d’exil où Victor Hugo, proscrit par son propre pays, érigea son refuge à Hauteville House. C’est là qu’il écrivit une part essentielle de son œuvre, sous le souffle du large et la lumière changeante des marées. Aurigny, par sa proximité avec Guernesey, appartient à cette même géographie de l’éloignement et du regard porté vers la France inaccessible.

Ce nom encore se rencontre en « L’Homme qui Rit », où Victor Hugo fait de ces îles un théâtre sauvage, balayé par l’âpreté de la mer et l’ombre de la providence.

Or, choisir Aurigny, c’est s’inscrire dans la marque de l’exil, là où se confondent l’isolement et la liberté, et cette image me sied à ravir. J’ai pris l’exil comme l’on prend la mer, en défiant la tempête, sans courber l’échine. Aux refus réitérés, à l’indifférence manifeste du monde littéraire, je n’ai point cédé. J’ai avancé, opiniâtre comme le vent s’éprend des falaises, et de mes seules mains, pierre après pierre, j’ai bâti ma maison d’édition. Elle est l’ouvrage d’une volonté absolue, d’une liberté conquise, qui m’appartient tout entière !

À l’image d’Aurigny, île farouche que nul ne dompte, dressée face à l’infini, je n’ai laissé à personne le droit de m’entraver. Ce nom n’est pas un caprice, il est un serment, une conquête, le cri d’une indépendance arrachée, une route tracée sans égard pour les marées contraires.

Quant à Jeanne, ce nom rappelle mille figures illustres des lettres :

  • Jeanne Weil, mère du prodigieux Marcel Proust,

  • Jeanne Hugo, descendante du grand Victor Hugo,

  • Jeanne Rozerot, compagne d’Émile Zola.

L’union de Jeanne et d’Aurigny confère à ce pseudonyme une force qui ne se conteste point : celle d’un lien profond avec la littérature classique et d’une irrévocable aspiration à l’émancipation.