Oscar Green
Un prélude à la lecture
Présentation
Ce livre s’adresse à un public adulte averti, amateur de récits fantastiques, gothiques et horrifiques. Certaines scènes peuvent heurter les lecteurs les plus sensibles
Oscar Green est un jeune dandy charismatique, intelligent, mais orgueilleux. Lorsqu’il ne revêt pas le masque des convenances, éblouissant la haute bourgeoisie londonienne par ses attraits, il mène une existence de perversité.
Un jour, dans le tintement des tasses de porcelaine, il fait la rencontre de Pietro Veneziano, un célèbre peintre. Fasciné par Oscar, l’homme aux pinceaux va l’entraîner dans sa propre dépravation, bercée par la fée verte.
Réveillant alors son obscur instinct, voilà qu’il découvre un étrange miroir délaissé dans la grange de lady Dumpsey. Cependant, malgré les confidences de son amie, faites à demi-mot, rien ne peut réprimer sa curiosité.
Que peut-il craindre d’un miroir ? Mais dès l’instant où la psyché lui est offerte, Oscar Green développe une singulière obsession.
Bientôt, la ville sera frappée par d’horribles meurtres, et d’effrayantes visions l’entraîneront dans un monde de ténèbres jusqu’aux entrailles de la folie.
Folie, ou malédiction…
Prologue
Oscar Green portait sur lui toute l’innocence d’un enfant. Il revêtait la grâce d’un ange que le Ciel, disait-on, s’était refusé de garder en son sein. Et façonnés par les abysses d’un ciel éthéré où s’égarait un nuage obscurci, ses yeux, tournés vers celui-ci, lui arrachaient un frisson muet. Comme un reflet de lune s’offrant aux nuits immenses, voluptueux et chaste se voulait-il, cette étincelle de jouvence dans le regard redonnait ainsi à son minois toute la noblesse de la candeur. Et pour mieux tromper encore, il en émanait une vive curiosité, de douceur, et une profonde chaleur.
Nulle blessure portée n’avait entaillé le velours de son cœur. Mais sous cette étoffe se cachaient les plus obscures pensées. Quand s’absentait le jour s’éveillaient alors les charmantes ténèbres.
L’ombre lui seyait si bien au teint.
Chapitre Premier
Lady Dumpsey était une femme aux nobles manières, considérée comme généreuse par la haute société et qualifiée de froide par les étrangers qui ne l’avait jamais côtoyée. Son époux avait acquis le titre de lord dès lors qu’il avait pris possession de ses terres. Plutôt arrogant, on ne l’appréciait certes point pour sa délicatesse néanmoins, dans ses manières sauvages, quelque chose avait su dompter le cœur de lady Dumpsey ; même si ce n’était point un amour fougueux, ce n’était pas non plus celui d’une femme intéressée.
Elle s’était trouvée comblée ainsi, un temps seulement, car hélas cet homme aux grandes responsabilités avait sans cesse fort à faire, négligeant les devoirs d’un époux. Pour combler l’ennui, elle s’était soustraite à son rôle de mère, et bien trop rapidement ! Car la solitude soufflant dans le vent de ses jours avait étouffé peu à peu les étoiles dans ses yeux. Puis, quand venait l’heure des floraisons, puis des beaux matins d’été si doux, le chant précipité de la mélancolie répandait plus fort encore son sinistre écho, obstruant son ciel et la plaçant dans l’impossibilité d’y apercevoir un quelconque soleil. Tendant vers le déclin du jour, la douleur pensive l’avait condamnée au tombeau, vers un horizon de ténèbres. Cependant, on lui connaissait un caractère plus fort, un esprit modeste et parfois réservé. Alors, pour combler son profond chagrin, son amie Solange vint à lui susurrer l’idée d’organiser un céilí au sein de sa vaste demeure de campagne anglaise aux empreintes irlandaises, à la vue charmante sur la baie. Et, en moins de temps qu’il n’en fallut, lady Dumpsey avait trouvé remède à ce long désespoir, sans devoir tomber le masque.
Et ne fut-il pas plus délicieux moment que l’instant où elle noya son regard dans le grand ciel gris offert par les yeux d’Oscar Green, venant cruellement troubler le souffle des battements de son cœur ? Voilà bien des yeux dans lesquels l’innocence dansait comme l’ombre frivole d’un rayon de lumière. Ils s’offraient à qui, subjugué, les contemplait avec imprudence…
Lady Dumpsey les avait souvent admirés, ces soleils noirs. Et bien plus encore depuis qu’ils commandaient son impatience. Dès lors, le nom d’Oscar Green résonna comme les cloches d’une église, délectant tous ceux et celles, au son mélodieux qu’il produisait, à chaque fois qu’il leur parvenait.
***
Île de Sheppey, 1888
Quand survint la fin du dîner, quelques respectables jeunes gens – ayant quitté en toute hâte quelques heures plutôt les rues étroites de Londres – se retiraient à présent dans le salon de lady Dumpsey, pour y prendre le thé. Un vaste lieu où resplendissaient des lustres en cristal, et où reposait toute l’élégance des meubles ornés de somptueux tissus et sculptés dans le raffinement du bois, d’un blanc de nacre. À travers les grandes vitres ouvertes, aux fenêtres arrondies et vêtues toutes de soie, de cantonnières, de festons et d’embrasses, l’astre d’or dans leur étoffe chatoyante répandait sa luxuriante lumière. À l’horizon, pas une brume vaporeuse.
Que de graciles mouvements à peine perceptibles dans les branches, trahissant la quiétude du ciel d’été. Tiède était le vent toutefois, causant à une peau crayeuse quelques frémissements passagers, caressant de sa main invisible la lisse et épaisse chevelure mi-longue d’un châtain foncé. Cette légère brise lui soufflait un air marin aux notes salines. Au loin, les vagues qui dévoilaient avec une rare franchise un caractère farouche – tantôt agité, tantôt calme – s’écrasaient en renaissant encore et encore contre les rochers à la froideur désinvolte. Elles emportaient sans le moindre mépris, dans l’indifférence la plus grande, bien des âmes qui s’abandonnaient à elles chaque jour. Au tréfonds de ce cœur saphir semblable à l’océan, Oscar Green, à la gracieuse figure ovale et aux traits presque androgynes, ne lui connaissait ainsi aucun battement pour la vie. Ô combien elle fut cruelle à celui qui le porta à son cou ! Ressentait-il seulement de l’extase quand la vie il prenait ? Mer de tous les chagrins, ses larmes salées couleraient en vain sur des visages endeuillés. On la méprisait ou on lui tendait les bras.
Ce jour-là, Oscar, qui avait quitté tout le confort de sa coquette maison, dans le quartier chic d’Eaton Square, se perdait à présent dans la contemplation de ce spectacle et songea un instant qu’il portait à son cou la terrible malédiction du saphir. Sans pouvoir l’expliquer avec rationalité, quelque chose avait toujours manqué en lui. Une étincelle, la frénésie d’une pulsion, qu’importe donc ! Il avait tant cherché à troubler son cœur, mais seul subsistait en lui ce gouffre nébuleux.
Il trouvait dans la seule forme du plaisir celui de la chair et de la flatterie. Son nom, que l’on peignait admirablement sur toutes les lèvres. Des plaisirs, de courtes durées furent-ils, étaient alors sujets à la jouissance le temps de ces instants, mais nul n’avait la saveur réelle d’un véritable plaisir exquis.
Peu à peu, il avait revêtu un masque, montrant de lui ce que l’on voulait bien y voir. La réalité, fut-elle toute autre – il ne portait que peu d’intérêt aux autres – car il était évident que nul ne possédait ce qui lui manquait pour se sentir pleinement vivant. Quelque chose qui ne demandait qu’à éclore…
Après de longues minutes passées à observer les flots, Oscar remonta dans la diligence. Sur le chemin qui le menait au domaine des Dumpsey se révélait peu à peu à ses yeux toute la magnificence d’un château victorien. Il ordonna cependant au cocher de s’arrêter à quelques mètres de ce dernier et prétexta vouloir marcher un peu. Le jeune homme le pria donc de l’attendre ici jusqu’à son retour.
Oscar était toujours en retard, car il aimait épier les moindres conversations qui pourraient lui apprendre de nouvelles choses à son sujet. Et on ne pouvait pas mieux apprendre sur soi qu’en laissant aux autres le plaisir de laisser sa chaise vide. Qu’importe que les ragots fussent par ailleurs appréciables ou non, car le jeune homme trouvait dans la forme de l’indiscrétion le plaisir avant tout de nourrir son égo.
Ce jour-là, les jardins luxuriants du domaine n’étaient que silence. Nulle âme pour y troubler sa sérénité mais, à mesure qu’il s’en rapprochait, des voix lui parvinrent. De sa haute taille, s’avançant à pas de loup, il vérifia qu’aucun domestique ni convive ne puissent se douter de sa présence. Oscar se positionna dos au mur, veillant à ne point frotter le velours noir de son manteau. Longeant sans faire de bruit la façade de pierre, il s’arrêta seulement lorsqu’il fut suffisamment proche d’une fenêtre pour épier les conversations, quand une senteur délicate de rose et de jasmin émana de l’ouverture.
Oscar imagina alors lady Dumpsey – dont souvent les pensées semblaient préoccupées – traverser chaque pièce, qu’offrait son inestimable demeure, d’un mouvement gracile de pas qu’il ne lui connaissait que fort bien, laissant un pan de sa robe ornée de tulle et d’organza effleurer les tapis à motifs floraux. Pièce après pièce, elle se déplaçait ainsi, avec toujours cette profonde indifférence pour les choses. Elle ne s’était que trop habituée à cette opulence et ce luxe qui se réveillaient sous ses yeux, chaque matin, où velours, cuir, soie et damas se succédaient. Elle prenait, il y a bien longtemps, plaisir à choisir et contempler chaque petit détail ornemental. Aujourd’hui il n’en était rien. Mais fort heureusement, ils ravissaient toujours ses convives à sa place.
Soudain, une voix grave lui parvint comme des senteurs de fleurs et l’obligea à reprendre ses esprits. Charles Ingham. Il était un homme maigre à la moustache roulée en pointes et vêtu d’habits coûteux à la dernière mode française. Il avait sur sa pâle figure un air toujours insolent. Il ne manquait guère à chaque rencontre d’étreindre, d’un chaste baiser, la paume délicate de lady Dumpsey. En prenait-il un plaisir secret ? Il ne fallait point sous-estimer la beauté naturelle de lady Dumpsey ; cette femme à la longue et épaisse chevelure de feu, et dont le regard était semblable à des pierres serties d’un vert lumineux. Solange Ingham voyait-elle le désir ardent du regard de son époux ? Où était-elle trop occupée à jalouser les toilettes fort onéreuses de sa chère amie ?
Oscar Green avait observé à maintes reprises, lors de nombreuses invitations au château, ces petits détails que les autres ne cherchaient guère à véritablement cacher. Chaque geste, chaque regard aussi furtif que dure le temps d’une rose, dérobé à celui qui n’arrivait point à le maîtriser, se consumait à la flamme d’un amour clandestin.
L’amour. Oscar Green n’en connaissait que le nom.
Alors que les conversations allaient bon train, le murmure de Solange – elle devait se trouver proche de la fenêtre à cet instant – comme soufflé par le vent, lui parvint aux oreilles :
« Monsieur Green, va-t-il nous faire le bonheur de sa visite ? »
Elle avait prononcé ses mots avec la ferveur d’une jeune femme qui connaît ses premiers amours. Murmurait-elle pour que son époux ne pût venir à l’entendre ?
Triste Solange, qui portait dans son regard de châtaigne tant de désespoir.
Un sourire se dessinait sur les lèvres d’Oscar. Il n’eut trop de peine à imaginer les joues de la jeune femme s’empourprer, et tenter de dissimuler son empressement en manifestant un coup de chaud.
« Dans sa dernière lettre, il m’a affirmé, ma chère Solange, qu’il viendrait », répondit lady Dumpsey.
Puis il entendit le bruit très bref du tintement des tasses en porcelaine que l’on reposait avec douceur sur leur soucoupe. À cet instant, Oscar se disait qu’il était enfin temps de rejoindre les autres, mais la flatterie eut une nouvelle fois raison de lui. Il se promit de flâner encore un peu, juste un peu, car il pressentait que la suite allait être fortement intéressante.
« Qu’est-ce qui diable vous met dans cet état, Miss Ingham ? », avait demandé lady Catherine, le regard sévère, après avoir bu une gorgée de son thé.
« Nous savons tous que le portrait admirable de monsieur Green est la flamme portée à ses joues vermeilles », renchérit Charles Ingham en émettant un rire sonore.
« N’était-il donc pas si benêt que cela ? », se dit pour lui-même Oscar. Mais ce rire cachait en vérité un mensonge, cherchant à dissimuler sa propre jalousie. C’était quelque chose que Charles avait pour habitude de faire. Et il n’était guère difficile de ne pas s’en apercevoir.
Puis il ajouta :
« Et qui vous en blâmerait donc, ma tendre épouse ! Je dois le reconnaître, il est des plus charmant, et si j’étais une femme, eh bien, je vous le dis, je succomberais sans précédent ! »
Charles avait provoqué l’hilarité autour de lui, fort à son habitude, mais seule lady Catherine était restée silencieuse. Oscar en vint à se demander si un jour elle avait seulement entendu le son de son propre rire.
« Qu’elle est donc cette curieuse fascination pour ce monsieur Green ? Ce n’est qu’un dandy de plus dans les rues de Londres, et j’irais jusqu’à affirmer que c’est même le diable en personne !
– Que lui reprochez-vous ? », demanda Solange qui replaçait une mèche de sa chevelure d’or derrière l’épaule.
On ne lui connaissait néanmoins jamais une note rebelle dans la voix. Elle vivait dans l’ombre de son époux. Alors, aussitôt, elle regretta d’avoir dit cela.
« Qu’elle fut sotte, cette Solange ! songea Oscar Green, sotte, mais délicieusement candide. »
« Bien entendu, sans vouloir vous manquer de respect », avait-elle entrepris d’ajouter aussitôt.
Oscar put sentir, comme s’il avait été là, dans la pièce, le mépris dans le regard de lady Catherine.
« Et vous, madame Dumpsey, quel est votre avis à son sujet ? poursuivit Charles qui tentait d’apaiser toute tension. Vous n’en parlez que fort peu. Votre époux le pense-t-il aussi fabuleux ? Au fait, où est donc monsieur Green en ce moment ? N’était-il pas convié ?
– Je vous en prie, rétorqua Solange en lui donnant un petit coup de coude, taisez-vous donc un peu ! Vous me mettez mal à l’aise.
– N’y voyez rien de plus que ma profonde amitié pour monsieur Green, Charles. Mon époux pense qu’il est un honnête homme que la nature a su gracier, et il approuve que je puisse fréquenter un homme tel que lui. »
Oscar ne put réprimer un petit rire discret qu’il étouffa dans sa manche. Solange murmura un merci et se perdit dans un juron d’excuse, trouvant au comportement de son époux quelques prétextes affligeants quand, brusquement, Oscar entendit une voix qu’il avait peine à reconnaître. Une voix singulière qui s’était tue jusqu’à maintenant.
« Pardonnez ma franchise, lady Dumpsey, mais quelque chose me trouble. Ce Green semble être en tout point de vue fascinant par les éloges que vous en faites toutes, ou presque, et mon silence jusqu’alors est la preuve formelle que je vous ai écoutées avec la plus grande attention ! Néanmoins, qu’en est-il de son intellect ?
– Il est aussi charmant, croyez-moi, qu’intelligent, répondit lady Dumpsey sans émettre le moindre doute. Et je suis persuadée qu’il vous plaira. Puis-je vous suggérer de reprendre un peu de thé ? Il ne devrait à présent plus tarder, et je tiens absolument à ce que vous le rencontriez.
– Eh bien, me voici ravi, chère madame ! Si ce garçon est aussi beau qu’intelligent que vous le dites, nous devrions devenir très rapidement amis. Je reprendrais volontiers de votre thé. »
Au même moment, le jeune homme – que la flatterie avait suffisamment rassasié – s’avançait avec un élan de joie vers la porte du château et s’arrêta devant celle-ci. Puis, il sonna. La porte s’ouvrit presque immédiatement, et il se trouva en présence d’un valet vêtu de sombres habits, l’air sérieux. Il dit, en prenant le manteau :
« Monsieur Green. »
Oscar entra dans un vaste corridor d’entrée menant au salon. Il était chose aisée de reconnaître Oscar Green ; car toujours il portait sur lui un élégant costume d’ébène. Tantôt bordeaux, tantôt prune. Agrémenté en vain d’une lavallière. Il avait cette singulière manie d’orner les boutonnières de ses costumes d’une fleur d’immortelle.
Lorsqu’il s’avança dans la pièce, la lumière encore à son apogée faisait resplendir les nuances ocre de sa chevelure, tendant vers le déclin ; on eût pu même songer que le crépuscule s’y serait admirablement pavané avec orgueil. On eût dit que le temps s’était refusé lui-même d’affluer, comme les premières gelées sur les rivières. Seul résonnait le tendre écho du silence.
Les doigts tremblants, Solange reposa avec une grande maladresse sa tasse, manquant de renverser le liquide encore chaud. Les lèvres pincées, la mine austère, lady Catherine ne partageait une fois encore point l’enthousiasme des invités. Au contact de ses prunelles, une lueur soudaine réchauffa les mirettes de lady Dumpsey. Dans sa robe baleine de satin jaune au corsage cintré, qu’une poitrine généreuse embellissait, elle éprouva brusquement du mal à respirer. Une chaleur sauvage, jaune fauve, l’enveloppa avec brutalité, faisant apparaître quelques frissons involontaires dans son cou. Elle priait silencieusement que nul ne le remarqua. Soudain, elle ressentit une honte incommensurable d’avoir tenu, quelques instants auparavant, un tel discours auprès de Charles. Car dans les méandres de sa pensée, lady Dumpsey n’avait que faire du bon sens. Elle conservait en elle le brûlant secret d’avoir regardé avec insistance ses lèvres, où demeurait sans paresse l’envie. D’avoir désiré l’effleurement clandestin d’un geste fou, trahi par les battements effrénés d’un cœur en émoi. D’avoir souhaité éperdument le baiser de ses caresses de velours.
Lady Dumpsey était en proie au silence, mais elle se serait volontiers damnée pour connaître l’exquis plaisir d’un moment d’égarement dans les bras d’Oscar Green.
Les pensées inavouables de chacun furent rompues par la voix suave du jeune homme.
« Bonjour, Miss Dumpsey. »
Il effleura à peine de ses lèvres sa paume, provoquant une fois encore un nouveau frisson dans son cou. Et cela, mais fallait-il encore se montrer suffisamment observateur, il ne le lui connaissait qu’en sa présence. Elle frémissait de convoitise.
« Pardonnez-moi pour ce retard, mais j’eus bien des difficultés à régler quelques importantes affaires.
– Vous êtes pardonné, très cher, et j’espère que vous êtes des nôtres pour le restant de cette journée, répondit lady Dumpsey d’une voix légèrement plus aiguë qu’à l’ordinaire.
– Vous avez toute mon attention », répondit Oscar d’un sourire enjôleur.
Puis il reprit :
« Lady Catherine. Quel plaisir de vous revoir. »
Oscar se tenait maintenant tout près d’elle, si près que la fragrance aux senteurs puissantes de fleurs faillit l’étourdir. Lorsqu’il prit sa main dans la sienne, lady Catherine, la bienséance et la retenue se lisaient sur ses lèvres, se leva d’un bond, comme si ses pieds étaient sur des ressorts.
« C’était un plaisir, dit-elle en s’adressant à la table, mais je dois maintenant vous quitter. »
Sans donner de plus amples explications, lady Catherine remercia lady Dumpsey et se vu accompagnée d’un domestique jusqu’à la porte. Oscar ne pouvait réprimer un sourire satisfait. Le jeune homme savait aussi parfaitement que, à cette seconde, tous les esprits autour de cette table ne se posaient qu’une seule et même question : pourquoi telle attitude ? Attitude si désinvolte de la part de lady Catherine à son égard. Tous l’avaient remarqué, bien sûr. Mais si nul ne pouvait connaître la réponse exacte, Oscar Green, lui, en connaissait l’exacte vérité ! Et cette vérité ignorée de tous ressurgissait dans les pensées du jeune homme ; il l’avait séduite en toute impunité. Même si la tâche s’était tout de même révélée fort peu évidente au début, et que les femmes dont il avait possédé la chair s’étaient montrées moins difficiles, lady Catherine avait fini par faire tomber son masque. Le masque du bon sens et de la rigueur qu’elle tenait avec la féroce ardeur qu’elle voulait montrer. Le jeune homme s’en était félicité. Elle n’était ni plus ni moins l’objet de son orgueil.
Oscar avait pour habitude de fréquenter régulièrement des prostituées. Il les préféraient aux femmes trop mondaines, car il pouvait faire des choses que nulle autre femme quintessenciée n’aurait su accepter de lui, payées gracieusement, elles n’auraient pu en être dissuadées. Il n’écoutait point non plus les battements de leur cœur, car nulle histoire ne se contait. Seule résonnait une mélodie chagrine sans le moindre charme, souillée par les voluptés de la chair. Mais ce qu’il préférait au-delà de cela, c’étaient la beauté et la fraîcheur des jeunes pucelles qu’il aimait à posséder le premier, parfois, comme une friandise dont il ne faudrait point abuser pour ne jamais en perdre le goût. Beauté et fraîcheur qu’il ne connaissait à aucune fille de joie !
« Je vous prie, prenez donc la place de lady Catherine, proposa lady Dumpsey. »
Assis à la table ronde, Oscar Green promena son regard sur chaque convive. Seule manquait ce jour-là la fille de lady Dumpsey.
Puis il croisa une paire d’yeux céruléens encadrés d’épais sourcils qu’il reconnut dès lors. Son cœur émit d’impulsifs battements dans sa poitrine, comme les sabots d’un cheval martelant le sol. Alors était-ce donc cette voix qu’il avait entendue précédemment ? La voix d’un homme entre deux âges, dont il avait maintes et maintes fois contemplé le travail d’artiste. Cet homme, avec qui il partageait une passion singulière.
« Pietro, voici Oscar Green, annonça lady Dumpsey. Monsieur Veneziano et moi avons sympathisé lors de sa nouvelle exposition.
– Je dois avouer, monsieur Green, que j’avais hâte de faire votre connaissance », dit-il en frisant sa moustache cendrée d’un geste familier.
Lady Dumpsey ordonna que l’on servît une tasse de thé à Oscar tandis que Charles murmurait quelque chose à l’oreille de Solange qui, d’une manière discrète, lui donna un petit coup de coude.
« Eh bien, tout le plaisir me revient. Laissez-moi vous dire que vos derniers tableaux sont pour moi les plus fascinantes œuvres de tous les temps ! Et je ne suis point surpris d’un tel succès.
– Je savais que vous sauriez apprécier ma surprise, dit lady Dumpsey en regardant Oscar.
– Vous savez si bien traiter vos amis, Miss Dumpsey, répondit Oscar.
– Sans vouloir vous manquer de respect, coupa Charles, vos peintures très controversées sont affreusement macabres. Je ne comprends guère cette fascination que vous semblez porter aux corps, et encore moins cette façon de les exposer. Si exposer est le terme. Vous mettez en scène des hommes et femmes nus, exhibant une partie de leur anatomie. Quelle vulgaire façon de peindre !
– Je crains hélas que vous n’ayez compris toute la subtilité, la beauté que représente l’anatomie humaine, répondit Oscar de sa sérénité habituelle, bien que Charles ne s’adressât à lui. Voyez-vous, il y a une forme d’art et de poésie dans l’anatomie. Tout ce fonctionnement dont l’humain ignore souvent le mécanisme. Des prodiges que le corps abrite, vibrant de vie et de beauté ! C’est un art brut, façonné par la vie. Les œuvres de monsieur Veneziano ne sont ni plus ni moins que le témoignage de nos corps, un hommage à ce que nous avons oublié de considérer comme captivant.
– Je n’aurais su dire mieux, monsieur Green ! D’où vous vient cette vision de l’anatomie ? demanda Pietro qui en ignorait Charles.
– Mon père était médecin.
– Voilà une réponse courte, mais intéressante. Et n’avez-vous jamais eu envie de le devenir à votre tour ?
– Je crains de n’être fait pour les études, monsieur Veneziano. J’aime à penser que le savoir se forge dans la liberté de l’apprentissage.
– Appelez-moi Pietro, je vous prie. Voilà qui a du sens, mais vous me paraissez n’être encore qu’un enfant. Pourtant, vous semblez posséder la maturité d’un homme. Quel âge donc avez-vous ? Si ma question vous semble déplacée, veuillez m’en excuser d’avance.
– Aucune question ne semble déplacée, tant qu’on peut y répondre, affirma Oscar. J’ai dix-neuf ans. »
Pietro ne cessait de le dévisager depuis le début. Cela n’incommodait en rien Oscar, et curieusement, pour la première fois, il éprouvait un sentiment différent. Il appréciait cette conversation, et semblait même y prendre un certain plaisir.
« Eh bien, vous disposez du temps et en ferez ce que bon vous semble ! Quel extraordinaire personnage », se dit-il en lui-même sans avoir pris conscience qu’il venait de prononcer ces paroles à voix haute.
Alors disait-on vrai ! Oscar Green était aussi charmant que doué d’intelligence.
Oscar eut en guise de réponse que son ravissant sourire. Mais leur échange ne s’arrêta point là ! Ils en oublièrent ainsi l’existence de Charles, Solange et lady Dumpsey. Oscar Green en ignora même les coups d’œil furtifs que lui lançait, par moments, l’épouse de Charles. Il portait depuis le début toute son attention uniquement sur les lèvres du peintre.
Au fur et à mesure des conversations, le peintre se disait en lui-même que sa première rencontre avec Oscar Green était un coup du destin et non du hasard. Et quel merveilleux destin !
Quel tour de passe-passe avait-il exécuté pour être en tous points séduit de la sorte ? Était-ce dû à son intelligence ? Sa vision philosophique ? Ses airs de dandy ? Sa beauté presque insultante ? Faisait-il toujours cet étrange effet autour de lui ? Et pour un jeune homme, il gardait une maîtrise parfaite de lui-même. Lorsque Charles s’était montré désobligeant envers ses œuvres, Oscar n’avait montré aucun sentiment de colère, aussi infime fût-il. De la révolte, peut-être, mais jamais le ton de sa voix ne trahissait une note plus haute ou plus basse. Si jeunes, les esprits se révélaient être encore sauvages, parfois indomptables. Mais ce n’était point le cas pour Oscar Green. Il dégageait tant de pureté, comme le nourrisson au sein de sa mère. Il était un diamant brut, que le monde n’avait encore ni taillé ni façonné.
Pietro avait su ressentir, par la sensibilité qu’il lui avait été donnée, qu’Oscar était une pierre précieuse qui ne demandait qu’à être polie, pour éclore en un véritable diamant. Un diamant noir.
N’était-il pas rare de tomber sur un trésor d’une telle valeur ? Que même les plus immenses fortunes ne pouvaient s’acheter. Lorsque le destin donnait généreusement, il fallait savoir prendre, car le destin ne donnait jamais deux fois la même pierre.
Chapitre II
Le jour déclinait déjà, faisant apparaître ses premières ombres au château. Il fallut se résigner à rompre les discussions. Hélas, cela ne remplit point de joie le cœur de Pietro. Aussi, partagea-t-il l’idée – quand toutes les oreilles furent occupées – de convier Oscar à souper. Ravis de cette invitation, ils ne tardèrent pas à remercier lady Dumpsey et quitter les lieux. Quelques instants après, les diligences se précédèrent dans la pénombre. Et peu de temps suffit à ce que les grandes fenêtres laissées derrière eux n’arborent plus qu’un visage sombre, sans le moindre éclat dans l’œil. La demeure s’était vidée de toute joie, plongée dans un silence de mort.
Oscar ne vit rien du paysage. Ses lourdes paupières se baissèrent, et il se mit à réfléchir à cette rencontre fortuite. Elle était, certes, la plus merveilleuse de toute son existence ! Car pour la première fois, il n’avait pas eu à faire semblant. Semblant de montrer un quelconque intérêt, alors que souvent l’ennui et le vide finissaient par le gagner. Un vide vertigineux, tel un gouffre sans exil possible où d’invisibles et monstrueuses chimères se repaissaient sans cesse de la chair de ses sentiments. Recrachant à pleine bouche des coquilles inhabitées, il ne restait sous la peau d’Oscar Green que ses os. Mais ce nouvel ami, qu’il appelait dès lors ainsi, avait ressuscité quelque chose en lui qu’il pensait depuis toujours éteint. Il avait soulevé de la poussière les vestiges de ses cendres, il l’avait tiré de sa sépulture en terre pour y renaître.
Était-ce cela qui se produisait lorsque deux êtres partageaient une forte passion ? De savoir et de ferveur ? Une vision si parfaite d’un ensemble de choses que, brusquement, tout s’accroît ? La naissance même de sentiments, ignorés de sa propre personne, où cette fois-ci nulle monstrueuse créature peuplant ses entrailles ne vint à s’en approcher. Mais combien de temps avant que ses êtres fantasmagoriques trouvent le moyen de se sustenter de cette euphorie nouvelle ? Et pire encore, une pensée, aussi lourde fût-elle, l’oppressa soudainement. Qu’adviendrait-il si un jour Pietro venait à deviner ses plus intimes pensées ? À découvrir les terribles choses, car oui, elles furent aussi horribles qu’innommables pour tout esprit saint ?
Il ne put contenir le tremblement de ses mains, tandis que son cœur se serrait dans sa poitrine. La peur, au fond, n’était de perdre cette escarbille naissante, mais que l’on découvrît l’homme sous le masque, et que l’on pût penser qu’il était fou ! Néanmoins, et pour calmer toute cette frénésie en lui, il se consola en se disant que, ma foi, si telle chose venait à se produire, on viendrait encore et pour un bout de temps à parler de lui. Et n’était-ce pas tout ce qui l’importait ?
Pendant qu’Oscar Green rêvassait ainsi, la diligence s’arrêta à Leysdown-on-Sea. Le valet vint lui ouvrir la porte et s’inclina. Le jeune homme, dont la fraîcheur de la nuit fit naître quelques tremblements, le remercia et jeta un rapide coup d’œil aux alentours. Hélas, la seule chose qu’il discerna d’abord dans le noir, car la nuit jouait de son voile obscurci sans l’ombre d’une infime lumière dans le regard, était l’impressionnante propriété de monsieur Veneziano. Les façades de pierres brutes sur lesquelles aucun lierre n’osait domicilier lui conféraient la digne apparence d’une majestueuse maison de maître. Toutes les fenêtres apparentes éclairées projetaient sur l’extérieur leur lumière. Aucun bruit ne venait à troubler cette quiétude. Pas même l’ombre d’un voisinage ou le bruit d’un animal. Seule une route de graviers sillonnait jusqu’à l’entrée, où de hauts arbres recouvraient les lieux.
Lorsque Pietro l’invita à le suivre, Oscar entendit le bruit que firent les roues des diligences sur le gravier derrière lui. Il se trouva que, ce soir-là, trois autres hommes aux chapeaux hauts de forme avaient été conviés. Des individus que le jeune homme ne connaissait point. Il en éprouva presque un sentiment de déception, car espérait-il se retrouver seul en compagnie du peintre. Pietro conduisit ses hôtes dans une vaste salle à manger, au rez-de-chaussée, et pria chacun de prendre place autour d’une large et spacieuse table en bois massif rectangulaire. Tout était de bois et d’or. Des meubles antiques en acajou marqueté trônaient sur leurs pieds dans les coins de la pièce. On fit apporter des couverts de porcelaine et des verres à absinthe que l’on remplit d’un singulier liquide verdâtre. Pendant ce temps-là, Pietro en profita pour faire les présentations.
« Bien messieurs, je déclare les festivités ouvertes ! annonça-t-il ravi en levant son verre.
– Connaissez-vous notre amie la fée verte, monsieur Green ? demanda Edgar, un petit homme gros, aux longs cheveux charbonneux.
– Ce sera une première pour moi d’en boire ce soir.
– Voyez-y comme une parfaite occasion, car je peux vous assurer que vous n’en trouverez pas de meilleures dans tout le comté !
– Je lève mon verre à vous, monsieur Green ! », s’exclama Pietro.
Oscar trempa d’abord ses lèvres. Légèrement amères, les notes épicées et florales lui parvenaient au palais.
« Le goût n’en est pas désagréable, annonça le jeune homme qui, maintenant, en buvait une gorgée.
– Vous m’en voyez ravi, mon ami ! s’exclama le peintre.
– Votre nom ne m’est pas inconnu. Quelques rumeurs circulent en ville, et celles-ci racontent que vous êtes un homme à la fortune considérable, et que vous la devez à des affaires douteuses et fort malhonnêtes. Aussi, quel est donc votre secret ? », plaisanta Glady, en bombant le torse.
Cet homme, s’étant fait une place de renom grâce à sa philosophie, arborait un sourire amical.
« J’ai hérité d’un parent proche d’une somme modeste. Et il a suffi de quelques bons placements en bourse, répondit Oscar avec pudeur. Je n’ai pas foi en les banques. »
Le jeune homme provoqua l’hilarité autour de lui.
« Et vous avez bien raison, mon cher ! Les banques ne sont que des pillards ! Il faut croire que vous vous y connaissez en bourse, ou alors est-ce de la chance ?
– La chance n’a rien à voir là-dedans. Un bon placement demande réflexion et stratégie.
– Après tout, vous devez avoir raison, car la chance n’est qu’une façon de poser son regard sur le hasard, répondit Glady qui laissait apparaître une vive considération pour le jeune homme.
– Croire en l’existence de la chance, reprit Oscar en buvant une nouvelle gorgée d’absinthe, revient à réfuter ses propres capacités. La chance n’existe pas. Seuls les esprits forts réussissent, car ils ne doutent jamais et n’attendent pas un signe du destin.
– Je pense que tous ici, nous partageons la même pensée que vous.
– Absolument ! », renchérit Edgar.
Pietro et cet étranger qui n’avait point encore prononcé un seul mot acquiescèrent tous d’eux de la tête.
« Je ne sais si je vous l’ai dit, mais Oscar Green est un passionné d’anatomie, annonça soudain Pietro. D’ailleurs, son père était médecin de renom. »
L’éclat de lumière s’intensifia dans le regard d’Edgar.
« Très intéressant, je suis d’ailleurs moi-même un médecin réputé. Où votre père a-t-il exercé ses fonctions ?
– Dans un hôpital du comté de Derry, dans la province d’Ulster. C’est là que j’ai vécu toute mon enfance. C’est à lui que je dois ma vision sur l’anatomie.
– Eh bien, dans ce cas, pourquoi ne pas être médecin à votre tour ? »
Le peintre répondit immédiatement, et posa une main amicale sur l’épaule du jeune homme, tandis que le domestique faisait le tour de la table, remplissant les verres d’absinthe.
« Croyez-moi sur parole, mon cher, Oscar n’est pas de ceux qui cherchent à apprendre par les livres. L’apprentissage de la vie lui suffit amplement, et il s’est forgé, je peux vous l’assurer, son propre intellect. Voyez-le comme je le vois, et vous verrez que je dis vrai.
– Je pense, reprit aussitôt Oscar en souriant, que le savoir s’apprend sous toutes ses formes et qu’il ne faut en négliger aucune, mais oui, j’ai choisi d’apprendre les leçons que m’offre la vie et je m’en satisfais ainsi.
– Soit, c’est une manière d’acquérir certaines compétences, mais certaines connaissances reposent uniquement sur les livres, monsieur Green. Croyez-moi, mes longues années d’études peuvent en attester !
– Et dans les actions que nous commettons ! », ajouta enfin sir Thomas Hart.
L’homme, à l’élégance raffinée, à la chevelure miellée, enroula autour de son doigt l’extrémité de sa moustache. De ses yeux bleu pâle, le poète avait l’air de toujours défier quelqu’un du regard. S’attendait-il à y trouver quelque chose ?
Puis il ajouta de nouveau :
« Parce que c’est au travers de nos actions que nous apprenons aussi. Mais il est question alors d’un autre savoir. Celui-là serait d’accéder à la connaissance de qui nous sommes véritablement. »
Qu’entendait-il par cela ? Cherchait-il à faire avouer Oscar Green ce qu’il ne pouvait étaler au grand jour ? Se pouvait-il alors que d’autres rumeurs eussent été prononcées en ville ? Ses craintes étaient fort bien ridicules, car il payait bien au-delà de ce que valait une fille de joie pour que son secret fût des mieux gardés.
« Êtes-vous prêt à partager ce savoir avec nous ? renchérit sir Thomas Hart en portant son verre à ses lèvres.
– Oh, mais je suis sûr qu’il l’est, sir Thomas Hart ! Soyez-en rassuré », répondit Pietro d’un clin d’œil.
Soudain, tout lui parut singulier. De la nature de cette conversation aux agissements plus qu’étranges de son ami. En avait-on trop découvert ? Et comment ? Était-il fait comme un rat ? Aurait-il mieux valu prendre ses jambes à son cou ? Certes, non ! Le simple plaisir de jouer venait d’éveiller en lui une excitation particulière, mais qui en serait le perdant ? Car Oscar Green ne perdait jamais. Contre toute attente, l’une des portes de la salle à manger s’ouvrit d’un coup, et entrèrent quatre jeunes filles fort peu vêtues. C’étaient de charmantes filles à la peau blanchie comme si de neige elles étaient faites, aux lèvres vermeilles gracieusement peintes. Un regard souligné de crayon noir, leurs formes si généreuses manquaient de faire sauter les coutures de leur robe de soie. Il ne fallut que peu de regards sur elles pour comprendre qu’il s’agissait là de filles de joie, bien que plus élégantes. Oscar songea qu’elles avaient été conviées ici dans le but de les divertir. Il se trompait grandement.
Une à une, elles passaient de messieurs en messieurs, frôlant leurs épaules de leurs longs doigts, sautillant sur la pointe des pieds en poussant quelques gloussements. Puis elles disparurent ensemble sous la table.
« C’est notre coutume, avant le repas, expliqua le peintre à Oscar. Hélas, si j’avais su que je vous rencontrerais aujourd’hui, j’aurais alors demandé une fille de plus pour vous.
– Rassurez-vous, j’ai suffisamment de plaisir en partageant votre table. Cela me convient ainsi parfaitement. »
Oscar n’avait avoué à son ami qu’il avait d’autres habitudes que ces plaisirs auxquels on se livrait couramment en leur présence.
« Mon cher Oscar, je pense bien qu’un garçon comme vous ne manque point de jeunes filles dans son lit. Ne gâchez jamais votre vie si précieuse avec une seule femme ! Ha, je vous envie tant… Si seulement je partageais encore cette jouvence que vous avez dans le regard. Si mes belles années étaient encore là... mais croyez-moi, je n’étais point aussi charmant que vous ne l’êtes. Sachez que je n’ai jamais connu d’homme comme vous. »
Pietro ne pouvait détourner son regard d’Oscar. Ses yeux, s’ils avaient pu avoir une langue, auraient effleuré sans pudeur le grain de sa peau, jusqu’à se nourrir de son âme. Cette ardeur, que son ami avait tant mise dans ses mots, cédait au chagrin de n’être que celui qu’il était et qu’il serait, en vain. Partageait-il dans son plus grand désespoir, à travers d’intimes pensées, d’être en cet instant Oscar Green ? Avouer ainsi sa jalousie, une part de ses sentiments, mettait l’égo d’un homme au ban. Qui n’aimait point se faire admirer de la sorte ? Entre ses jambes, Oscar Green ne cachait à celui qui pouvait le voir son entière satisfaction.
Le chant vif des voix hurlantes, à leur apogée parvint aux oreilles du jeune homme comme des sons lointains. Il avait maintenant l’affreuse impression que tout remuait autour de lui, tel un carrousel dans sa folle course. L’esprit troublé, sur ses yeux vint s’étendre la nuit sans lueur mordorée. Subitement, des hurlements stridents – qui ne durèrent que le temps d’une seconde – l’arrachèrent à son obscur brouillard.
Rouge.
Il l’entendait qui coulait dans un long murmure entre les nervures fraîches d’une terre gelée.
Rouge.
L’hiver aux lèvres rutilantes embrassait maintenant le sol qui vibrait, libérant de ses entrailles des milliers de vers érubescents. Oscar tremblait non d’effroi, mais d’une ivresse sans pareille. Il ne pouvait bouger le moindre membre, appuyé contre le dossier de la chaise. Son regard troublé s’était tout à coup illuminé, tandis que les créatures rampaient doucement, laissant sur leur passage des sillons écarlates, pour se repaître de la chair morte. Son cœur émettait d’intenses pulsions dans sa poitrine. Sur la table, la lame argentée d’un couteau ruisselait de lumière. Les vermisseaux s’agglutinaient peu à peu vers lui, gorgés de sang. Ses doigts se refermèrent froidement sur l’objet incandescent, et la lame se planta encore, et encore. Les créatures andrinoples aux rythmiques sanglots gisaient ci et là, exsangues. Leurs cris déchirants tambourinèrent dans ses veines, l’enchaînèrent jusqu’au tourment de la douleur. Oscar, que de soudains étourdissements assaillaient, prit sa tête entre ses mains. Sur ses yeux se répandit à nouveau la nuit.
Il ne put dire combien de minutes ou d’heures s’étaient écoulées avant de reprendre pleinement conscience, néanmoins, le calme en son esprit était enfin revenu, et ses muscles se détendirent peu à peu. Qu’était-il arrivé ? L’absinthe avait-elle embourbé sa raison ? Lorsqu’il releva la tête, balayant de son regard l’endroit, il découvrit avec stupéfaction que les gorges de ces jeunes filles avaient été tranchées d’un coup net ! Cependant, il manquait au tableau un corps ! Où diable était-il passé ? Les mains moites, jetant un regard interrogateur autour de lui, les quatre hommes, s’étant essuyé le visage et les mains à l’aide d’une serviette, arboraient un sourire satisfait. Comme si son instinct lui chuchotait quelque chose que lui seul pouvait entendre, Oscar Green scruta le sol. À ses côtés, voilà que gisait dans un étang pourpre un amas de chairs sans vie. Paupières ouvertes, le vide nébuleux dansait dans ce regard. De sa poitrine ressortait le manche en bois du couteau. Les nombreuses plaies assuraient une brutalité sans pareille.
« Je n’ai pas douté un seul instant que vous aviez cela en vous. La soif de votre savoir est incommensurable.
– Est-ce moi qui…
– Bien sûr ! coupa le peintre en levant les bras en l’air. Ceci est le fruit de votre art, jeune homme. N’était-ce pas réjouissant ?
– Nous nous révélons dans le savoir, reprit sir Thomas Hart. Mais pour être en mesure de s’élever, il faut savoir qui nous sommes. Et c’est ainsi ce que nous sommes !
– Mais le savoir, dit Edgar, n’est transmis qu’à celui qui le goûte. Saurez-vous l’apprécier, monsieur Green ? Car il est le seul à nous guider vers nos plus grandes inspirations.
– Et faire de nous des hommes plus riches encore que le roi lui-même ! s’exclama Pietro en riant. »
Il resta ainsi, à considérer le cadavre tandis que tous les regards étaient à présent fixés sur lui. Le jeune homme pensait que tout cela ne pouvait résulter que de la pure folie. Avaient-ils donc perdu à ce point la raison ? Mais il y avait, dans cette part de folie, la séduction de lui appartenir. Car lorsqu’il y resongeait, Oscar avait ôté la vie. Et jamais il ne s’était senti aussi bien qu’en cet instant ! Plus étrange encore, ce qu’il avait tant espéré s’animer en son cœur venait enfin d’étinceler avec toute l’intensité d’un ciel d’été. Aurait-il dû ressentir un remords ? Il avait croqué à pleines dents le fruit du plaisir exquis. Toutefois, voilà qu’une sensation nouvelle l’étreignit sans crier gare ! Si, comme l’affirmaient les autres, il avait alors tué de sang-froid, l’avait-il fait de la manière la plus naturelle qu’il fût ? Ou avait-il seulement montré un médiocre signe d’hésitation ? Ses prunelles se portèrent à nouveau sur le corps, puis sur ses mains ensanglantées. Il s’étonna même de voir à quel point il était aisé de dérober, à qui cela lui chantait, son souffle. À quel point il était extrêmement simple d’y enfoncer un objet contondant. Aussi élémentaire que de trancher du beurre. Des fourmillements naissants, pareils aux premiers émois, s’agitaient dans le bas de son ventre.
Jusqu’ici, il avait pensé être un être délicieusement odieux lorsqu’il s’adonnait cruellement à ces choses ; infligeant de délicates entailles sur le corps des prostituées qu’il payait gracieusement, afin de connaître la jouissance du sang s’écoulant exclusivement sur le velours immaculé d’une peau. Car la beauté sauvage de cette fleur aux pétales pourpres ne pouvait être sublimée qu’ainsi. Désormais, il ne craignait plus que le peintre dérobât aux langues bien affilées, si cela devait un jour s’apprendre, son secret.
Oscar Green fut tiré de sa rêverie, quand les portes s’ouvrirent. En silence, les domestiques, qui ne montrèrent aucune émotion de consternation ou de frayeur sur leur figure, soulevèrent les cadavres et les emportèrent en cuisine. Seul un attendait, la posture bien droite.
« Alors mon ami, demanda Pietro, à partir de quel morceau de choix allez-vous puiser votre savoir, ce soir ? »
Après un court instant de réflexion, Oscar – dont la situation nouvelle avait excité l’appétit – répondit :
« Le foie. »
Puis il s’adressa à l’employé de maison :
« Saignant, je vous prie. »
Après tout, rien n’est plus goûteux qu’une bonne pièce à pleine maturité, songea-t-il.
Chapitre III
Depuis cette curieuse soirée au domicile de Pietro, seuls le jour et la nuit s’étaient succédé ; l’un éclairant avec son ardeur l’étang noir, l’autre éclairant les célestes rivages de la nuit.
Ce matin-là, au premier étage, à l’heure où les cieux poussent un soupir dans l’air silencieux, Oscar Green ne dormait point. Dans sa vaste et confortable maison, revêtue d’une façade blanche édouardienne, il demeurait assis sur le canapé en acajou massif et tapissé de cuir noir, la silhouette bien droite, les mains le long du corps. Un air mélancolique sifflait entre ces murs et ces plafonds somptueusement ornés, dans le silence absolu d’une cheminée de marbre, un air qui lui était sien et que nul autre que lui ne pouvait entendre. Les rideaux des grandes fenêtres avaient été tirés soigneusement, ne permettant aux lueurs de l’aube, quand viendrait l’heure, de s’y glisser. Le jeune homme tentait, par une force incommensurable d’esprit, d’étreindre les images pourtant trop abstraites encore qui s’animaient et mouraient en sa psyché. Des images adirées dans les ténèbres.
Il avait la forte impression que toute sa tête lui contait une étrange allégorie qui n’avait ni début ni fin. La mine songeuse, la fatigue lui brûlant peu à peu les yeux, il délaissa tout espoir de se souvenir un jour. L’absinthe, ô qu’elle lui fut délicieusement cruelle, lui avait ôté tout privilège.
Néanmoins, et il ne savait par quelle force encore il puisait ses bribes de souvenirs, mais sa pensée vacillait une nouvelle fois comme la flamme ardente d’une bougie. Elle ondulait à la surface de sa mémoire, encore et encore, mais l’obscurité une fois de plus étouffait dans sa mouvance la vague du souvenir égaré. Oscar Green se détendit alors, relâchant ses bras et ses épaules, vainement. Il ne se souviendrait sans doute jamais de son premier meurtre, mais il lui restait tout de même une chose précieuse qui, sans le moindre doute apparent, finirait par mourir avec lui dans le fond de ses entrailles – ce caveau de givre étincelant où un long sanglot cherchait dans le plus noir de l’abîme à s’en extraire – là où fourmillaient de sordides et fabuleuses créatures, mordant la chair vaporeuse de son âme jusqu’à en exiler tous les plaisirs noirs. Son corps tremblait à présent d’extase, se sentant enfin vivant, et d’un profond sommeil il s’endormit ; dans l’oubli du remords.
Sonnait un cœur aux appétits funèbres.
Était-ce là où résidait toute sa mémoire ? Oscar Green se demandait si le sentiment n’était pas plus enivrant que le souvenir…
Chapitre IV
Le temps s’était écoulé telle l’eau sur un rivage, limpide et chatoyante, que la nuit– sévère à l’œil du jour – châtiait de son obscur manteau.
Lors d’un après-midi, aux instants où la nature répandait ses parfums sauvages, comme le flambeau d’un jour couchant sur le monde, ses baisers d’ambre jaune, Oscar Green était assis confortablement dans un luxueux fauteuil. L’étroit salon où il se trouvait, éclairé par la vive lumière flavescente d’un jour de plus d’été, n’était autre qu’un charmant boudoir. La lumière, entrant par flots à travers une fenêtre rectangulaire dépourvue de rideaux, illuminait la dorure du bois des hautes boiseries. Le plafond, à la blancheur de cygne, était rehaussé de moulures sculptées. Sur son sol de couleur terre d’ombre se distinguaient dans chaque coin deux ravissantes coiffeuses en acajou massif. Un vase antique de porcelaine, sur laquelle les courbes de plusieurs roses blanches se dévoilaient à celui qui les contemplait, reposait dessus pour décor. Près du fauteuil d’Oscar trônait une table basse en loupe de noyer sur laquelle avait été posée une lampe de chevet en soie bleue, en tulle et franges perlées. Tout portait à croire que régnait en ce lieu une invitation à confier ses plus profondes vérités. Mais Oscar Green n’était point ici pour se répandre. Si quelqu’un l’observait, de l’un de ces regards qui trouvaient dans toute chose une forme à désosser pour mieux la comprendre, il y verrait toujours cet air familier plein de candeur que le jeune homme arborait sur sa belle figure. Et il ne s’en donnait guère de peine, car chacun de ses traits conduisait à y voir un ange dans la ferveur de ses jeunes années.
La clarté du jour avantageait mieux encore cette flamme éternelle et muette qui ne cessait de luire dans ses œillades. Ce flamboiement qui n’achevait d’embraser les joues de la docile Solange.
Assise en face de lui, dans sa robe corail pourvue de dentelle, dont le col montait jusqu’au galbe de son cou, parfois, elle baissait timidement le regard sur ses mains gantées et tentait d’étouffer de petits rires nerveux. Il aurait été si aisé de lui voler bien plus qu’un chaste baiser, mais la jeune femme n’attisait rien de plus en lui que le plaisir d’occuper ses pensées présentes.
Et il fut bien heureux d’apprendre que Charles n’avait pu se joindre à eux, lorsque lady Dumpsey lui avait annoncé que, hélas, Pietro devait s’absenter pour quelques jours, tout au plus, Oscar s’en était trouvé fort peiné. Néanmoins, aurait-il seulement éprouvé une gêne particulière si il s’était trouvé en face de son ami ?
« Vous voilà plus vieux d’un an, et j’ai comme la curieuse impression que votre visage ne connaîtra jamais les effets du temps. »
Lady Dumpsey, qui avait pris place aux côtés de Solange, dévoilait son rire ravissant. Elle le contemplait ainsi, de ses yeux smaragdins.
« Et je tiens à le conserver jusqu’à ma mort, répondit Oscar dévoilant un sourire gracieux.
– Hélas, toute beauté n’est point éternelle, et mieux vaut en profiter tant que la vie nous en donne la chance, car un beau matin, nous voilà avec les premiers signes du temps qui apparaissent. Et alors, on ne vous trouve plus aucun charme ! », s’exclama Solange.
Les traits du visage d’Oscar soudainement changèrent, lui conférant avec brutalité une apparence disgracieuse. À le regarder ainsi, on eût dit qu’il venait de voir l’ombre d’un mort. Son regard devint vague et blanc comme la brume de mer.
Voyant ainsi l’expression horrifiée du jeune homme, lady Dumpsey dit aussitôt :
« Oh, mais rassurez-vous, quand viendra ce cruel moment, vous saurez garder toute cette fraîcheur exquise sur votre visage, et votre charme d’antan. Je ne connais nul homme pourvu de cette jouvence presque enfantine qui vous sied parfaitement. Et par tous les saints, ne laissez guère vous tracasser par les paroles de Miss Solange, car le temps vous est encore grassement donné. »
La figure d’Oscar Green montrait toujours qu’un sordide portrait de lui-même. Un bourdonnement insoutenable tourmenta ses oreilles, lui murmurant dans la douceur du silence : le temps. Ami de l’existence ou ennemi mortel de la vénusté, ce mot, aussi fut-il simple à proférer, n’avait pris tout son sens qu’en cet instant. Jamais Oscar Green n’y avait prêté la moindre attention, tant il s’était rendu maître de sa propre vanité. Tout à coup, son corps se mit à trembler. Une vive chaleur se propagea, que même un hiver des plus rigoureux n’aurait su apaiser. Il eut la désagréable impression de n’être que feu. Oscar tira tant bien que mal sur le col lavallière de sa chemise immaculée, cherchant à y faire pénétrer un brin d’air frais l’apaisant. Son cœur, emporté, émettait de douloureux battements dans sa poitrine, presque assourdissants. Quelques gouttes perlèrent sur son front. Il se sentit devenir d’une extrême pâleur.
« Oscar, vous vous sentez bien ? Vous semblez troublé, demanda lady Dumpsey d’une voix inquiète.
– Pardonnez-moi, très chère, je crains d’avoir besoin de quelques instants seul dans l’air frais de votre propriété. »
Solange et lady Dumpsey l’examinèrent d’un regard soucieux. Aussitôt, le jeune homme parvint à se lever péniblement et se dirigea vers la porte de la pièce.
« Laissez-moi me joindre à vous ! Je crains que vous ne nous fassiez un malaise d’un instant à l’autre, s’exclama lady Dumpsey en se levant hâtivement.
– Ne vous inquiétez point, vos jardins me feront le plus grand bien ! Et je me sentirai fort contrarié si vous abandonnez votre amie Solange.
– Bien, dans ce cas, prenez le temps qu’il vous faudra. »
D’un mouvement plaisant, lady Dumpsey se rassit, et pria l’un de ses domestiques qu’on apportât du thé à son amie.
À l’extérieur, à l’orée des étoffes voluptueuses verdoyantes qu’offraient les jardins de lady Dumpsey, Oscar huma les soupirs des fragrances de plantes et fleurs remarquables. L’air, soudainement, apporta un peu de couleur à sa figure blafarde. Il marcha dans l’herbe fraîche, en observant les alentours ; d’immenses massifs végétaux entourés d’un sentier boisé aux innombrables jonquilles. Un véritable joyau de verdure où pulsaient, à chacun de ses pas, de fragiles cœurs veinés jaune vif et des cyclamens. Un peu plus loin, le jeune homme emprunta un petit sentier sillonnant l’herbe, caché par de hauts arbres aux branches fines et aux feuilles luxuriantes. Il espérait que cette marche pût dompter la foudre en son cœur. Jamais il ne s’était aventuré aussi loin du domaine. L’esprit bien trop subjugué par tant de beauté, Oscar Green songea que le temps faisait des êtres leur bourreau, et condamnait à un hideux tourment les pensées vers la fièvre de l’oubli. Il pouvait entendre chanter son hymne solennel, ou cet infernal appel pour tout homme qui rêvait d’éternité. Il pouvait déjà le sentir ; le jour décroissait, et fanait plein d’effroi la beauté qui parait sa jeunesse. La mort joyeuse, le temps viendrait où tout lui dirait adieu ! Et alors, pendant que le temps s’ornait de ses attraits sans vergogne, dame nature renaissait à la prière du printemps, fleurissant dans la gloire du secret sous l’immortel soleil.
« Ha ! s’exclama-t-il pour lui-même. Que l’homme est méprisé ! »
Mais il fut tiré de sa pensée lorsqu’il remarqua la silhouette guère loin d’une modeste grange de pierres grisâtres. Le jeune homme s’arrêta un instant. Jetant un rapide coup d’œil par-dessus son épaule, s’assurant qu’il était bien seul, il décida de satisfaire pleinement sa curiosité poussée à son apogée. L’effroyable sentiment qui avait oppressé son cœur, quelques instants plus tôt, s’était évanoui. À sa plus grande surprise, la porte ne contenait aucun verrou. Cette vieille bâtisse ne devait très certainement contenir aucun objet de grande valeur. Lorsque Oscar poussa la porte, celle-ci émit un petit grincement aigu. La lumière avait grand mal à pénétrer le verre des fenêtres maculées de poussière, mais il y faisait suffisamment clair pour y voir quelque chose. Oscar ouvrit grand la porte et laissa la clarté du jour envahir le lieu, chassant ainsi la pénombre. Des objets d’antan recouverts d’une fine couche de poussière, entreposés ci et là, encombraient le passage. Oscar, que la curiosité aussitôt quitta, voulut rebrousser chemin, lorsqu’un éclat chatoyant dans la plus obscure partie de la pièce attira immédiatement son regard. Il se fraya un difficile chemin jusqu’à la provenance de cet étrange scintillement, prenant bien soin de ne marcher sur aucune babiole. Dans le coin de la grange, recouvert dans sa presque entièreté d’un épais tissu cendré, un ancien miroir ovale reposait là, sur son pied. Il devina aisément que la lueur scintillante s’était produite sur la surface opaline de la psyché. Oscar Green contempla d’aucune curieuse façon cet imposant et large miroir. Il était pour lui, et ce qu’il pouvait en constater, un objet des plus rudimentaires ; il n’en manquait jamais assez au sein de son foyer. Souvent, lorsqu’il s’admirait devant, il y voyait l’œil du monde que l’on portait à sa beauté.
Du bout du tissu, Oscar dessina d’abord de grands ovales sur le verre, chassant l’épaisse couche de poussière qui s’y était accumulée. Et, de toutes ses forces, il poussa l’objet de quelques centimètres vers la lumière. Juste assez, pour que son reflet apparût sur la surface polie. Debout, face à lui-même, il examina attentivement son portrait. Il se pâmait, le sourire désinvolte et d’un geste gracieux, il remit en place une mèche de ses cheveux tout près de son oreille. Tout à coup, ses lèvres se murent en une grimace horrible. Il ne pouvait détourner le regard de lui-même, ce regard qui, avec brutalité, avait soudainement changé. Le jeune homme avait du mal à avaler sa salive. Ses mains devinrent moites et tremblaient d’angoisse. Oscar prit ses mains entre sa tête, voulant faire taire le terrible murmure du temps. Murmure qui se changea en un écho monstrueux, soufflant à son cœur un rythme plus vigoureux. Et d’un seul coup, tout son être s’éveilla dans une effervescence qu’il se découvrait.
« Si cette sotte de Solange avait su tenir sa langue, alors m’aurait-elle seulement épargné cette terrible épreuve ! », s’était exclamé Oscar dans la fureur d’un homme au bord du désarroi.
« Moi, reprit-il, à qui on vantait tant de louanges. Moi, qui n’avais en aucune façon songé un jour au temps ! Mon reflet me suffisait amplement à divertir ma pensée, et le voilà qui passe abruptement, narguant ma flatterie des jours funestes. »
Oscar Green prenait conscience que les instants présents s’éloignaient déjà, et n’étaient plus que de lointains souvenirs. Avec eux, ils emportaient à tout jamais la jeunesse de ses vingt ans.
« Combien d’heures s’étaient-elles ainsi écoulées ? », se demanda-t-il. Alors, n’avait-il plus véritablement seulement vingt ans.
Oscar se redressa, libérant de son étreinte sa tête, et regarda à nouveau en direction de la psyché. Il s’imagina vieillir, impuissant face aux secondes, et se mit à genoux, implorant le temps de l’épargner. Il serra si fort ses poings qu’il fit craquer ses jointures. Mais nul n’était capable de triompher de ses grandes aiguilles, il ne le savait que fort bien. Alors, il se releva d’un bond, s’approcha plus près encore du miroir, et se considéra un instant d’un œil hagard. Dans ses prunelles crépitait la flamme de l’impétueux orgueil. Puis il s’écria, comme si une ardente fièvre s’était emparée de sa singulière personne :
« Pendant que tu demeures muet, moi, je perdurerai à être beau et immortel ! Que vienne cet instant où je ne te céderai point, car tu ne m’enlaidiras en aucune façon. Et qu’importe ce que tu me voleras en échange, rien n’a plus de prix que de loger dans ton sein. »
Enfin il recula de quelques pas sans quitter du regard son reflet, comme s’il cherchait désespérément à y voir un signe.
« Ha ! si seulement tu me donnais la pérennité de mes vingt ans », dit-il d’un air harassé par les vives émotions qu’il endurait.
Il s’essuya le front du revers de sa manche. Son regard avait maintenant perdu toute l’intensité de cet écart de folie. Au fond de ses yeux, toute lumière en avait été chassée.
Exténué, le jeune homme relâcha la pression dans ses épaules. Il respira plus calmement, cherchant à retrouver un peu de sérénité en lui. Il ne pouvait avoir l’air d’un fou ! Ce qu’il désirait plus que tout était de garder les battements forts en son cœur et ne jamais les entendre faiblir. Il voulait conserver une dignité qui lui était propre, et cela impliquait de n’y voir jamais apparaître les vilains signes du temps. Toutefois, tous les prodiges qui constituaient le corps – cet art qu’il pensait noble – présentaient un cruel défaut qu’il ne pouvait dès lors sous-estimer : de n’être qu’éphémère lorsque le temps déposait sur sa candeur le baiser mortel.
« Pauvre martyr, de froides nuits solitaires t’attendront, et quand sonnera l’heure de la moisson, tu ne te nourriras que de fruits en décomposition », songea Oscar pétri d’orgueil.
Il voyait alors danser au clair de lune la ronde des saisons, recourbée à ses côtés, se parfumant de la chair putride.
« Horreur ! », s’était-il exclamé, cherchant à répudier cette insupportable vision.
Alors, il se concentra une nouvelle fois sur son visage projeté et chuchota pour lui-même :
« La laideur n’a de place qu’au coin des rues sales. »
Se réfléchit dans la glace l’esquisse d’un heureux sourire. Et alors, enfin avait-il retrouvé sa lucidité, que l’image qu’il fixait lui renvoyait un être changé, bien différent ; un être plus beau encore, plus façonné qu’il ne l’avait jamais été ! Il avait la singulière impression de se découvrir pour la première fois. Étrange pourtant, car il s’était, pas plus tard que ce matin, admiré chez lui, et il n’avait rien vu de tel. Mais la sensation d’un homme nouveau résidait au tréfonds de lui-même, depuis qu’il avait passé cette soirée chez Pietro, et qui fut pour lui nulle autre que sa propre révélation. Et même s’il n’en gardait toujours que de vagues souvenirs – un puzzle qu’il ne ressouderait sans doute jamais – en lui subsistait encore, de son incroyable intensité, l’exquis fourmillement dans ses entrailles. Lorsque Oscar Green le nourrissait de sa pensée meurtrière, excitant un peu plus son envie viscérale de goûter encore, mais cette fois-ci, avec toute sa clairvoyance, les chatouillements, dans ce langoureux vertige, éveillaient aussi ses plaisirs charnels.
Oscar, à qui le rouge seyait si bien, en vint à l’ultime conclusion qu’il triompherait du temps. Même si ce dernier ignorait sa requête, alors il défierait son ennemi en ôtant des vies. Et plierait son rival ! Car la mort n’était autre que le masque du temps qui n’aimait guère qu’on lui jouât des tours.
Cette soudaine pulsion venait d’atténuer ses plus grandes craintes ! Il se sentait davantage fort, et parfaitement mieux. Il se demanda subitement combien de temps il était resté ici, et rebroussa chemin.
Lorsqu’il réapparut enfin dans le boudoir, il s’aperçut que lady Dumpsey se trouvait seule, une tasse à la main. S’était-il alors absenté longtemps ?
« Je vous prie de m’excuser, Miss Dumpsey, mais vos jardins et leurs senteurs enivrantes m’en ont fait oublier le temps.
– Je l’ai parfaitement constaté, j’étais d’ailleurs en train d’envoyer l’un de mes domestiques à votre recherche quand on m’a annoncé votre retour. Et je suis rassurée, mon très cher ami, de constater que vous avez bien meilleure mine. Mais je vous en prie, asseyez-vous donc ! »
Oscar s’exécuta pendant que lady Dumpsey ordonnait qu’on lui servît du thé.
« Oh, j’allais presque oublier ! Veuillez excuser le départ de Miss Ingham. Peu de temps après que vous nous avez quittées, Solange s’est sentie à son tour fort mal. J’ai craint d’abord que mes gâteaux aient pu causer tant de maux.
– Rassurez-vous, affirma Oscar, vos pâtisseries sont excellentes.
– Bien. Je l’espérais. Je les ai fait venir de la meilleure pâtisserie d’Angleterre. Après tout, c’est votre anniversaire.
– Et je ne vous en remercierai jamais assez ! Je vous prie une fois de plus de m’excuser pour ma longue escapade. Et… puisque nous sommes seuls, permettez-moi de me montrer le plus honnête possible.
– Je vous écoute.
– Je me suis éloigné de vos jardins et j’ai trouvé une vieille grange. Je n’ai pu résister à la tentation d’y entrer.
– Oh, j’en ai bien honte ! répondit-elle en levant les deux mains en signe de gêne. C’est un véritable fatras d’objets inutiles.
– Peut-être, avoua Oscar, mais vous avez tout de même un objet très intéressant.
– Si vous avez trouvé quelque chose d’intéressant, je vous en prie, ne me faites point languir plus encore.
– Un miroir. »
Le visage de lady Dumpsey se ferma subitement.
« Tenez, comme c’est curieux. Je n’y songeais plus, et vous venez de m’en faire souvenir. Écoutez, je vais à mon tour me montrer honnête avec vous. Je n’aime point cet objet. Il s’agit d’une babiole dont mon époux s’est acquitté lors d’une vente aux enchères. Et je peux vous l’affirmer, puisque nous sommes amenés aux confidences, qu’il l’a payé au prix fort ! Bien trop, si vous voulez mon humble avis, car je crains qu’il ne vaille pas deux sous.
– Ce n’est pas sa valeur qui m’intéresse tant. Pourquoi dites-vous ne pas l’aimer ? N’a-t-il pas été de mode ?
– Qu’il l’eût été ou non, je ne peux vous répondre. Mais lorsque mon époux l’a apporté, ici, et que j’y ai vu mon reflet… »
Elle marqua une pause.
Le jeune homme vit apparaître sur sa peau d’albâtre quelques frémissements passagers.
« Alors, qu’y avez-vous vu ? Un fantôme ? plaisanta Oscar Green.
– Je vous en prie ! Ne vous moquez pas de votre amie de la sorte. Oh, vous allez me prendre pour l’une de ces personnes qui perdent l’esprit.
– Pardonnez-moi, reprit-il. Je vous en prie, continuez donc ! Vous l’avez si bien dit, très chère, nous sommes ici entre nous. »
Le jeune homme put soudainement lire dans son regard une profonde crainte qu’elle n’arrivait à expliquer avec rationalité.
« Je m’y suis vue, finit-elle par dire, comme si au dernier moment elle allait se taire.
– Et ? N’est-ce donc pas ce que font tous les miroirs ? demanda Oscar éprouvant une pointe de déception la voix.
– Oubliez-le, très cher, et croyez-moi, sa place est au grenier ! »
Fin de l’extrait